BACCHANTES
Pas un bruit
Nouvel album de Bacchantes, Pas un bruit sortie le 11 octobre 2024 chez Figures Libres
Pas un bruit est un album virtuose et limpide, un conte, une prophétie et un appel.
Une expérience comme un défi, d’abord pour celles qui le font. Comment faire ensemble et comment exister chacune, autant, à part entière, dans ce tout ? Façonner un lieu commun, laisser advenir la rencontre, quand les géographies, les univers pourraient tenir à distance ?
Un lieu à soi qui n’est pas une juxtaposition mais une noce. Celle des voix bien sûr, car toutes chantent et chacune a sa voix, Bacchantes est alors une voix faite de toutes ces voix. Mais également l’instrumentarium, dont chacune des quatre artistes s’empare. Dans ce deuxième album, il s’est largement étoffé, offrant la possibilité de nouvelles textures, sans faire perdre cette impression intime et puissante de communion découverte avec Bacchantes en 2021.
C’est amusant aussi de réaliser comment le pragmatique peut écrire un peu l’esthétique dans l’histoire de ce disque. Parce qu’Amélie Grosselin, Claire Grupallo, Astrid Radigue et Faustine Seilman habitent loin les unes des autres, l’écriture, admettra le temps long et s’adaptera au rythme des rencontres espacées et intenses qui obligent à la disponibilité entière aux autres et à la fulgurance.
Cet abandon créatif n’est possible que dans une confiance pleine accordée à celui qui enregistre. Bacchantes a donc une nouvelle fois fait appel à Étienne Foyer, également ingénieur son de leurs concerts, pour l’enregistrement de ce nouvel album, au studio L’Adventice. Un résultat produit, parfois arrangé, mixé avec sensibilité par Jonathan Seilman qui a su emmener les morceaux légèrement ailleurs, les révéler, sans aucunement les trahir.
Pas un bruit n’appartient à rien de déjà entendu, ni genre, ni espace, ni époque : une voie à soi, électrique ou acoustique, bruitiste ou mélodique.
Ce lieu à soi, rien qu’à elles, est le défi à l’auditeur : accepter l’in-oui. Accepter d’être surpris d’emblée et sans cesse, amené dans des contrées nouvelles.
Le disque est œuvre, se déplie, se déploie, il n’est pas succession de morceaux mais récit. Il a son prologue, par lequel Bacchantes nous fait entrer dans son royaume, il faut y pénétrer comme en un songe. « Dors tranquillement », invitent-elles, mais toute la complexité, l’épaisseur du disque est déjà là, son étrangeté qui justement nous tient en éveil. Laissons-nous porter mais « dressons-nous, dressons-nous ».
Bacchantes nomme le monde et sa façon d’y habiter, de le considérer. Ce regard est défini dans la belle énumération du deuxième morceau, la liste des oiseaux extraite du poème de Saint-Pol-Roux. Énoncer chaque nom, c’est accorder à chacun sa valeur, sa nécessité à être, il est alors difficile de ne pas entendre ici une vision de l’autre. Dire ce qui est et ce qui pourrait être, c’est déjà prendre sa place dans la cité. Un monde à soi.
« Ne tuez donc pas les oiseaux ! Ne tirez pas sur eux ! Parce que les oiseaux sont les yeux partis du front des aveugles » dit ailleurs le poète. Ou comme Harper Lee explique le titre de son livre Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur parce qu’ « Ils ne viennent pas picorer dans les jardins des gens, ils ne font pas leurs nids dans les séchoirs à maïs, ils ne font que chanter pour nous de tout leur cœur. » Une raison suffisante, nécessaire, de se tenir dressé, en alerte.
Il y a leurs mots propres et ceux qu’elles ont empruntés et tous résonnent, Gérard de Nerval et Grisélidis Réal, disent à l’unisson, le fou et la prostituée, ce monde qui frappe par ses contrastes, dont il faut chercher le sens même dans les contradictions, dans la « Cendre du ciel ».
Chercher sans faiblir, parfois dans une urgence certaine, intranquille, à l’image de la cavalcade musicale de Vertigo, au texte programmatique de Gérard de Nerval : il s’agira de combattre le sort, de préparer la mort, de briser ses fers. Dressons-nous, dressons-nous encore. Une vie à soi.
Comme la musique sait être complexe et fluide, l’invite de Bacchantes est multiple, parce qu’il y a plusieurs façons d’être combattantes, parce que l’on peut aussi se tenir debout dans la joie, se (re)dresser pour danser.
On aurait pu le deviner dès la pochette du disque, dès l’œuvre d’Alexandra Pouzet qui figure comme une allégorie du tout. Une œuvre, comme le groupe, faite de chacune d’elles sans être disparate ou simple addition, qui ouvre le champ à l’infini des récits, des images, un squelette de femme, offert et délicat, un corps féminin entravé par la place qu’on lui assigne, mais qui, à bien y regarder, semble nous tirer la langue. « Combattons le sort » donc et laissons « la nuit fendre le jour » écrivent-elles dans le polymorphe morceau éponyme de l’album qui nous convie à une ronde silencieuse. Une composition grave, mystique, incantatoire qui nous emporte dans sa danse ou sa transe. Sombre et lumineux.
« L’obscurité a quelque chose de grand » énonce Euripide dans Les Bacchantes, et souvent, Pas un bruit se pare de cette majesté des ténèbres. Bacchantes fait corps avec la nature, la célèbre et l’enveloppe et nous invite à la regarder. Parce que Bacchantes nous parle, donne étrangement l’impression de s’adresser à nous, nous laisse le croire, invoque et convoque, interpelle. Tour à tour, comme les quatre femmes nues de Giacometti, les voix sont lointaines et désirables ou proches et menaçantes. L’envoutement à soi de Bacchantes.